Quand le printemps déferla pour la deuxième fois, les travaux de la ferme me firent l'effet de vacances, et je m'y lançai avec une bonne humeur frénétique, ravi de cette occasion de mener à nouveau une existence normale. Au lieu de traîner derrière les autres en ronchonnant sur mes maux et mes peines, je fonçais à toute vitesse en me mettant au défi de tenir le coup, en exultant de mes efforts. J'étais encore chétif pour mon âge, mais j'avais vieilli, j'étais plus costaud et, bien que ce fût impossible, je m'efforçais de mon mieux d'en faire autant que maître Yehudi lui-même. J'avais quelque chose à démontrer, j'imagine, je voulais l'étonner, obtenir son respect, me faire remarquer. C'était une nouvelle façon de riposter, et chaque fois que le maître me disait de ralentir, de souffler un peu et de ne pas y aller trop fort (ce n'est pas un sport olympique, me disait-il, on n'est pas en train de se disputer des médailles, bonhomme), j'avais l'impression d'avoir remporté une victoire, de reprendre peu à peu possession de mon âme.

L'articulation de mon petit doigt avait guéri. Ce qui avait été un gâchis sanglant de tissus et d'os s'était mué en un curieux moignon sans ongle. J'aimais bien le regarder et caresser la cicatrice avec mon pouce, toucher ce morceau de moi qui était parti pour toujours. Je devais faire ça cinquante ou cent fois par jour et, chaque fois, je prononçais dans ma tête les mots Saint Louis. Je luttais pour retenir mon passé, mais à cette époque ces mots n'étaient plus que de simples mots, un exercice spirituel de réminiscence. Ils ne suscitaient aucune image, ne m'emmenaient plus en voyage vers les lieux d'où je venais. Après un an et demi à Cibola, Saint Louis était devenu pour moi une ville fantôme dont, chaque jour, quelque bribe disparaissait.

Un après-midi de ce printemps, il se mit à faire anormalement chaud, une température de plein été. Nous étions tous les quatre au travail dans les champs, et quand le maître ôta sa chemise pour se mettre à l'aise, je m'aperçus qu'il portait quelque chose autour du cou : un lacet de cuir auquel une petite sphère transparente était suspendue comme un bijou ou un ornement. Lorsque je m'approchai de lui pour mieux la regarder - sans autre motif qu'une simple curiosité -, je vis que c'était ma phalange manquante, sertie à l'intérieur de la sphère dans un liquide clair. Le maître dut remarquer ma surprise, car il baissa les yeux vers sa poitrine d'un air inquiet, comme s'il avait pensé qu'un insecte s'y baladait. En voyant de quoi il s'agissait, il saisit le pendentif entre ses doigts et me le montra, avec un sourire de satisfaction.

— Jolie petite breloque, hein, Walter ? fit-il.

Jolie, je ne sais pas, répondis-je, mais ça me rappelle furieusement quelque chose.

— Normal. Ça t'a appartenu. Pendant les dix premières années de ta vie, ça a fait partie de toi.

— C'est toujours à moi. C'est pas parce que c'est séparé de mon corps que ça m'appartient moins qu'avant.

— Il marine dans le formol. En conserve, comme un fœtus dans son bocal. Il n'est plus à toi, maintenant, il appartient à la science.

Ouais ? Alors qu'est-ce qu'il fait à votre cou ? S'il appartient à la science, pourquoi vous ne le donnez pas au musée de cire ?

— Parce qu'il signifie pour moi quelque chose de particulier, petit malin. Je le porte pour me rappeler la dette que j'ai envers toi. Comme la corde d'un pendu. Cet objet hante ma conscience, tel l'albatros, et je ne puis lui permettre de tomber entre les mains d'un inconnu.

— Et les miennes, de mains, alors ? Juste, c'est juste, je veux récupérer ma phalange. Si quelqu'un a le droit de porter ce collier, c'est moi.

Je te propose un marché. Laisse-le-moi encore quelque temps, et je le considérerai comme tien. C'est une promesse. Il est marqué à ton nom, et dès que tu décolleras du sol, je te le rendrai.

— Pour toujours ?

— Pour toujours. Bien sûr, pour toujours.

— Et combien ça va durer, ce "quelque temps" ?

— Ce ne sera pas long. Tu arrives au bout.

— J'arrive au bout de mes forces, oui. Et si je suis perdu, vous l'êtes avec moi. Pas vrai, maître ?

— Tu comprends vite, bonhomme. L'union fait la force. Toi pour moi et moi pour toi, et nul ne sait où nous nous arrêterons.

C'était la deuxième fois que j'entendais parler de mes progrès en termes encourageants. D'abord par maman Sioux, et à présent par le maître en personne. Je ne nierai pas que je m'en sentais flatté mais, en dépit de toute leur confiance en mes capacités, je ne me voyais pas un poil plus près de la réussite. Après cet étouffant après-midi de mai, nous traversâmes une période de chaleur épique, l'été le plus chaud qui fut de mémoire d'homme. Le sol était un chaudron et, lorsqu'on marchait dessus, on avait l'impression que les semelles allaient fondre et se décoller des chaussures. Nous implorions la pluie chaque soir au dîner, et pendant trois mois pas une goutte ne tomba du ciel. L'air était si torride, si délirant de sécheresse qu'on pouvait suivre à cent mètres de distance le bourdonnement d'une mouche bleue. Tout semblait exaspéré, râpeux, tels des chardons raclant des barbelés, et la puanteur des chiottes était si forte qu'elle nous cautérisait les poils du nez. Le maïs s'étiolait, s'affaissait et mourait ; dans le jardin, les salades montées à des hauteurs grotesques, gargantuesques, évoquaient d'étranges tours mutantes. A la mi-août, on pouvait laisser tomber un caillou dans le puits et compter jusqu'à six avant d'entendre un plouf. Pas de haricots verts, pas d'épis de maïs, pas de succulentes tomates comme l'été précédent. Nous vivions d'oeufs, de bouillies et de jambon fumé et, s'il y en avait assez pour assurer notre subsistance durant l'été, la baisse de nos réserves augurait mal des mois suivants. Serrez-vous la ceinture, mes enfants, nous disait le maître au dîner, serrez-vous la ceinture et mastiquez jusqu'à ce que vous ne sentiez plus aucun goût. Si nous ne faisons pas durer ce que nous avons, l'hiver sera long pour nos ventres affamés.

En dépit de tous les maux qui nous affligèrent pendant la sécheresse, j'étais heureux, plus heureux qu'il n'eût paru possible. J'avais survécu aux étapes les plus macabres de mon initiation et celles qu'il me restait à franchir consistaient en un combat mental, une confrontation entre moi et moi. Maître Yehudi ne représentait plus un obstacle. Il me donnait ses ordres puis disparaissait de mon esprit après m'avoir poussé vers des lieux d'une telle intériorité que je ne me rappelais plus qui j'étais. Les degrés physiques avaient été une guerre, un défi à l'abasourdissante cruauté du maître, et sans jamais se retirer de ma vue, il était resté près de moi à étudier mes réactions, à guetter sur mon visage les plus microscopiques frémissements de douleur. Tout cela était terminé. Il s'était mué en un guide plein de douceur et de munificence, et me parlait de la voix douce d'un séducteur afin de me persuader d'accepter une tâche bizarre après l'autre. Il me fit aller dans la grange compter un par un les brins de paille dans le box du cheval. Il me fit rester debout sur une jambe pendant une nuit entière, et puis debout sur l'autre jambe toute la nuit suivante. Il me lia à un poteau en plein midi et m'ordonna de répéter son nom dix mille fois. Il m'imposa un vœu de silence, et pendant vingt-quatre heures je ne parlai à personne, ne prononçai pas un son même lorsque j'étais seul. Il me fit traverser la cour en roulant sur moi-même, il me fit sauter à cloche-pied, il me fit sauter à travers des cerceaux. Il m'apprit à pleurer sur commande, et puis il m'apprit à rire et à pleurer en même temps. Il me fit apprendre à jongler, et dès que je fus capable de jongler avec trois cailloux, il me fit jongler avec quatre. Il me banda les yeux pendant une semaine, puis il me boucha les oreilles pendant une semaine, puis il me lia bras et jambes pendant une semaine et m'obligea à ramper sur le ventre comme un ver.

Le temps changea au début de septembre. Averses, éclairs et tonnerre, vents violents, une tornade qui manqua de peu emporter la maison. Le niveau de l'eau remonta, mais à part cela nous n'étions pas mieux lotis qu'avant. Les récoltes étaient fichues, nous n'avions rien à ajouter à nos réserves à long terme et nos perspectives d'avenir étaient sombres, pour le moins incertaines. Le maître racontait que tous les fermiers de la région avaient subi de semblables désastres et qu'en ville les gens devenaient mauvais. Quand les porte-monnaie sont vides, disait-il, les cerveaux se remplissent de colère et de boue. Ces croquants peuvent crever, en ce qui me concerne, poursuivait-il, mais après quelque temps ils vont se mettre à chercher un coupable à qui reprocher leurs ennuis et quand ils en seront là, nous aurons intérêt à nous planquer, nous quatre.

Tout au long de cet étrange automne d'orages et de pluies diluviennes, maître Yehudi parut dévoré d'inquiétude, comme s'il s'était attendu à quelque innommable catastrophe, un événement si sinistre qu'il n'osait l'évoquer à voix haute. Après m'avoir durant tout l'été cajolé et encouragé à surmonter les rigueurs de mes exercices spirituels-, il paraissait soudain avoir perdu tout intérêt pour moi. Ses absences devinrent plus fréquentes et, une ou deux fois, il rentra titubant avec, dans l'haleine, comme une odeur d'alcool ; il avait quasi abandonné ses séances d'études avec Esope. Une tristesse nouvelle avait envahi son regard, une expression mélancolique, lourde de pressentiments. Pour une bonne part, tout ça me paraît confus aujourd'hui, mais je me souviens que pendant les brefs instants où il m'accordait sa compagnie, il se montrait étonnamment chaleureux. Un incident se détache du flou : un soir, au début d'octobre, il entra dans la maison, un journal sous le bras, avec un large sourire. J'ai de bonnes nouvelles pour toi, m'annonça-t-il en s'asseyant et en étalant le journal sur la table de*la cuisine. Ton équipe a gagné. J'espère que ça te fait plaisir, car ils disent ici que ça fait trente-huit ans qu'ils n'ont plus été les premiers.

— Mon équipe ?

— Les Cardinals de Saint Louis. C'est bien ton équipe, non ?

— Et comment que c'est mon équipe ! Je suis avec ces oiseaux rouges jusqu'à la fin des temps.

— Eh bien, ils viennent de gagner les championnats. D'après ce qui est écrit ici, la septième manche a été le combat le plus échevelé, le plus passionnant qui ne fut jamais livré.

C'est ainsi que j'appris que mes gars étaient devenus les champions de 1926. Le maître me lut le récit de cette septième manche spectaculaire, au cours de laquelle Grover Cleveland Alexander retira Tony Lazzeri alors que toutes les bases étaient occupées. D'abord, pendant quelques minutes, je crus qu'il inventait. Aux dernières nouvelles, Alexander était la star de l'équipe de Philly, et le nom de Lazzeri ne me disait rien. Ça me faisait l'effet d'une platée de nouilles étrangères noyées dans la sauce à l'ail, mais le maître m'expliqua que Tony était un bleu et que Grover avait été cédé aux Cards à la mi- saison. Juste le jour d'avant, il avait remporté neuf manches, ramenant ainsi les Yanks à trois partout dans les finales, et voilà que Rogers Horsby était allé le chercher sur le banc pour qu'il stoppe leur avance en plein élan. Et ce vieux mec s'était ramené, soûl comme un Polonais après la bordée de la veille, et avait ratissé le jeune crack new-yorkais. A quelques centimètres près, c'eût été une autre affaire. Son lancer précédant le troisième strike avait été catapulté par Lazzeri vers les tribunes, mais à la dernière seconde sa trajectoire avait dévié vers le territoire des fausses balles. De quoi piquer une crise d'apoplexie. Alexander était resté en place pendant la huitième et la neuvième afin de confirmer la victoire et - un comble ! - le championnat s'était achevé lorsque Babe Ruth, le seul et unique Sultan de la Batte, avait été éliminé pour avoir essayé de voler la deuxième base. Ce match avait été le plus fou, le plus infernal de toute l'histoire, et mes oiseaux rouges étaient les champions, la meilleure équipe du monde.

Ce fut pour moi un moment clé, un événement charnière dans ma jeune existence, mais à part cela cet automne fut une période sombre, un long intervalle d'ennui et d'immobilité. Après quelque temps, je me sentis si rempli de fourmis que je demandai à Esope s'il voulait bien m'apprendre à lire. Il y était tout disposé, mais il lui fallait d'abord obtenir l'autorisation de maître Yehudi, et quand le maître exprima son approbation, j'avoue que j'en fus un peu blessé. Il avait toujours dit souhaiter que je reste bête - un avantage du point de vue de mon entraînement, selon lui - et voilà qu'il changeait d'avis allègrement, sans explication. Je crus que ça signifiait qu'il avait renoncé à rien tirer de moi et la déception m'empoisonna le cœur, m'accablant d'une tristesse de chien battu devant mes beaux rêves brisés et tombés en poussière. Qu'avais-je fait de mal, me demandais-je, et pourquoi m'avait-il abandonné quand j'avais le plus besoin de lui ?

J'appris donc les lettres et les chiffres avec l'aide d'Esope et, une fois lancé, j'y arrivai si vite que je me demandai ce qui justifiait tant d'embarras. Si je ne devais pas voler, je pouvais au moins convaincre le maître que je n'étais pas un cancre, mais il me fallait si peu d'efforts que la victoire bientôt me parut vaine. En novembre, le moral remonta pour quelque temps dans la maison quand la menace de disette fut soudain écartée. Sans dire à personne où il avait trouvé l'argent pour faire une chose pareille, le maître avait combiné en secret une livraison de conserves alimentaires. Quand elle arriva, elle nous parut tomber du ciel, tel un miracle absolu. Un camion s'arrêta devant notre porte un beau matin, et deux gros costauds se mirent à en décharger des cartons. Il y en avait des centaines, et chacun contenait deux douzaines de boîtes de conserve : toutes sortes de légumes, de la viande et des soupes, des entremets, des abricots et des pêches au jus, un flot d'abondance inimaginable. Les hommes mirent une heure à transporter la cargaison dans la maison, et pendant tout ce temps le maître resta planté là, les bras croisés sur la poitrine, avec un sourire de vieux hibou roublard. Esope et moi, nous étions bouche bée, tous les deux, et au bout d'un moment il nous appela près de lui et nous posa à chacun une main sur l'épaule. Ça ne vaudra pas la cuisine de maman Sioux, mais ce sera fameusement mieux que des panades, hein, les garçons ? Quand ça va mal, rappelez-vous sur qui vous pouvez compter. On peut avoir les pires ennuis, je trouverai toujours un moyen de nous en tirer.

Quelle que soit la façon dont il s'était débrouillé, la crise était passée. Notre garde-manger était rempli, nous ne nous levions plus de table affamés et ne nous plaignions plus des gargouillis de nos estomacs. On pourrait penser qu'un tel retournement aurait suscité notre gratitude éternelle, mais en réalité nous en vînmes bientôt à le considérer comme tout naturel. Après dix jours, nous trouvions tout à fait normal d'être bien nourris, et à la fin du mois nous nous souvenions à peine du temps où nous ne l'étions pas. C'est comme ça, quand on est dans le besoin. Tant qu'une chose manque, on ne cesse de la désirer. Si je pouvais seulement avoir cette chose-là, dit-on, tous mes problèmes seraient résolus. Mais lorsqu'on l'obtient, lorsque l'objet de nos désirs nous est mis entre les mains, il commence à perdre son charme. D'autres besoins se manifestent, d'autres désirs se font sentir, et on s'aperçoit peu à peu qu'on est revenu au point de départ. Ainsi en fut-il de mes leçons de lecture ; ainsi en fut-il de l'abondance inouïe stockée dans les armoires de la cuisine. J'avais imaginé que ces choses-là changeraient tout, mais à la fin ce n'étaient que des ombres, des objets de substitution pour la seule chose dont j'avais réellement envie - celle, précisément, que je ne pouvais avoir. J'avais besoin que le maître m'aime de nouveau. A cela se réduit l'histoire de ces quelques mois. C'est de l'affection du maître que j'avais faim, et aucune masse de nourriture n'aurait pu me rassasier. En deux ans, j'avais appris que tout ce que j'étais découlait directement de lui. Il m'avait fait à son image, et maintenant il n'était plus là pour moi. Pour des raisons que je n'arrivais pas à comprendre, j'avais le sentiment de l'avoir perdu pour toujours.

Il ne me passa jamais par la tête de penser à Mrs Witherspoon. Même quand maman Sioux laissa échapper un soir une allusion à la "belle veuve" du maître, je ne fis pas le rapprochement. J'étais un ballot en cette matière, un je-sais-tout de onze ans qui ne comprenait rien à ce qui se passait entre hommes et femmes. Je pensais que tout ça n'était que charnel, spasmes intermittents d'appétits capricieux, et quand Esope me parlait de plonger sa trique dans un con bien doux et tiède (il venait d'avoir dix-sept ans), j'imaginais aussitôt les putes que j'avais connues à Saint Louis, ces nanas au verbe salé qui se pavanaient au long des ruelles à deux heures du matin, offrant leur corps pour de la picaille. J'étais d'une ignorance crasse en ce qui concerne l'amour adulte, le mariage, ou n'importe quel prétendu "grand" sentiment. Le seul couple marié que j'avais connu, c'était l'oncle Slim et la tante Peg, et ils formaient une combinaison si brutale, dans une telle frénésie de crachats, d'injures et de cris, que mon ignorance était sans doute logique. Lorsque le maître s'absentait, je supposais qu'il allait jouer au poker quelque part ou s'envoyer une bouteille de tord-boyaux dans un bar clandestin de Cibola. Je ne devinais pas qu'il se trouvait à Wichita, en train de faire sa cour à une dame de la classe de Mrs Witherspoon - ni que ça lui brisait le cœur. En vérité, je l'avais vue de mes yeux, mais à un^ moment où j'étais si malade et si fiévreux que je m'en souvenais à peine. Elle était une hallucination, une invention née des angoisses de la mort, et même lorsque, de temps à autre, son visage m'apparaissait fugitivement, je ne la croyais pas réelle. Tout au plus pensais-je qu'il s'agissait de ma mère - et alors, consterné de ne pas reconnaître le fantôme de ma mère, je prenais peur.

Il fallut deux quasi-catastrophes pour m'ouvrir les yeux. Au début de décembre, Esope se coupa le doigt en ouvrant une boîte de pêches. Cela parut d'abord sans gravité, une simple écorchure qui serait vite guérie, mais au lieu de se cicatriser normalement, la plaie s'enfla en une effrayante boursouflure purulente et enflammée, et le troisième jour ce pauvre Esope gisait dans son lit, accablé par une forte fièvre. Heureusement, maître Yehudi était à la maison : en plus de ses autres talents, il possédait en effet d'assez bonnes notions de médecine, et quand il monta dans la chambre d'Esope le lendemain matin pour voir comment se portait le malade, il en sortit deux minutes plus tard en hochant la tête et en luttant pour contenir ses larmes. Nous n'avons pas de temps à perdre, me dit-il. Il a la gangrène, et si nous ne le débarrassons pas tout de suite de ce doigt, elle risque de gagner sa main et son bras. Va dehors, cours dire à maman Sioux de laisser tomber ce qu'elle est en train de faire et de mettre deux casseroles d'eau à bouillir. Je descends à la cuisine pour aiguiser les couteaux. Il faut opérer dans l'heure.

Je fis ce qu'on me disait et, dès que j'eus ramené maman Sioux de la basse-cour, je rentrai précipitamment, montai à l'étage et m'installai près de mon ami. Esope avait une mine affreuse. Le noir lustré de sa peau avait tourné au gris, un gris crayeux, marbré, et j'entendais le raclement des mucosités dans sa trachée tandis que sa tête s'agitait sur l'oreiller.

— Tiens le coup, mon petit vieux, dis-je. Ce ne sera plus long. Le maître va arranger ça, et avant de t'en apercevoir tu te retrouveras en bas en train de taquiner l'ivoire et de nous jouer un de tes rags loufoques.

Walt ? murmura-t-il. C'est toi, Walt ? Ouvrant des yeux injectés de sang, il regarda dans ma direction, mais il avait les pupilles si vitreuses que je n'étais pas certain qu'il me voyait.

— Bien sûr que c'est moi, répondis-je. Qui tu crois qui viendrait s'asseoir près de toi à un moment pareil ?

— Il va me couper le doigt, Walt. Je serai déformé pour la vie, aucune fille ne voudra jamais de moi.

— Tu es déjà déformé pour la vie, ça ne t’a jamais empêché de rêver de baise, hein ? Ce n’est pas ton zob qu'il va couper, vieux. Juste un doigt, et un doigt de ta main gauche, encore. Du moment que ta quéquette reste en place, tu pourras trousser les filles jusqu'à la fin des temps.

— Je ne veux pas perdre mon doigt, gémit-il. Si je perds mon doigt, ça veut dire qu'il n'y a pas de justice. Ça veut dire que Dieu m'a tourné le dos.

— Moi aussi, j'ai que neuf doigts et demi, et çame ne dérange presque pas. Quand t'auras perdu letien, on sera pareils que des jumeaux. Membres à vie du club des Neuf Doigts, frères jusqu'au jour où on claque - comme le maître l'a toujours dit.

Je m'efforçais de mon mieux de le rassurer, mais lorsque l'opération commença je fus repoussé à l'écart et oublié. Je restai debout sur le seuil, les mains devant la figure, jetant de temps à autre un coup d'œil entre mes doigts tandis que le maître et maman Sioux faisaient leur travail. Il n'y avait ni éther ni anesthésique, et Esope hurla, vociféra, poussa sans trêve, du début à la fin, des cris horribles qui nous retournaient les sangs. Malgré la pitié que j'éprouvais pour lui, j'avais du mal à supporter ces hurlements. Ils étaient inhumains et exprimaient une terreur si intime, si prolongée que je parvenais tout juste à m'empêcher de gueuler, moi aussi. Maître Yehudi se concentrait sur sa tâche avec le calme d'un médecin chevronné, mais les cris affectaient maman Sioux aussi douloureusement que moi. C'était la dernière chose que j'attendais de sa part. J'avais toujours cru que les Indiens dominaient leurs sentiments, qu'ils étaient plus courageux et plus stoïques que les Blancs, mais en réalité maman Sioux avait perdu la tête et, tandis que le sang continuait de jaillir de la plaie et que la souffrance d'Esope continuait de croître, elle hoquetait et gémissait comme si le couteau avait taillé dans sa propre chair. Maître Yehudi la pria de se ressaisir. Elle s'excusa, mais quinze secondes après elle recommençait à sangloter. C'était une piètre infirmière et au bout d'un moment ses interruptions larmoyantes gênaient tellement le maître qu'il dut la renvoyer de la chambre. Il nous faut un autre seau d'eau bouillante, lui dit-il. Allez-y vite. Au trot.

Ce n'était qu'une excuse pour se débarrasser d'elle, et au moment où elle se précipitait dans le couloir en passant près de moi, elle se cacha le visage dans les mains et courut en aveugle vers le haut de l'escalier. Je vis clairement tout ce qui se passa ensuite : comment son pied heurta la première marche, comment son genou céda tandis qu'elle tentait de retrouver son équilibre, et puis sa chute, tête la première, dans l'escalier - son énorme masse qui tournoyait et rebondissait jusqu'en bas. Elle atterrit dans un choc qui secoua toute la maison. Un instant plus tard, elle poussa un gémissement aigu et puis, empoignant sa jambe gauche, elle se mit à se tordre sur le sol. Vieille idiote, se lança-t-elle. Espèce de vieille pouffe idiote, regarde ce que t'as fait ! T'es tombée dans l'escalier et t'as cassé ta saleté de jambe.

Pendant les deux ou trois semaines qui suivirent, la maison fut aussi lugubre qu'un hôpital. Il y avait deux malades à soigner, et nous passions nos journées, le maître et moi, à monter et descendre l'escalier, à leur servir leurs repas, à vider leurs pots de chambre, c'est tout juste si nous ne torchions pas leurs culs alités. Esope avait sombré dans la déprime et l'apitoiement sur son sort, maman Sioux faisait pleuvoir des malédictions sur elle-même du matin au soir, et avec les animaux dans la grange dont il fallait s'occuper, avec les chambres à nettoyer et les lits à faire, la vaisselle à laver et le poêle à charger, pas une minute ne nous restait, au maître et à moi, pour nous mettre à notre travail. Noël approchait, le moment où j'étais censé me détacher du sol, et je demeurais aussi soumis aux lois de la pesanteur que je l'avais toujours été. Ce fut, d'une année et davantage,  ma période la plus sombre. J'étais devenu un citoyen ordinaire qui accomplissait ses tâches et savait lire et écrire, et si ça devait durer encore un peu, je finirais sans doute par prendre des leçons de diction et m'enrôler chez les boy-scouts. Un matin, je m'éveillai un peu plus tôt que d'habitude. Jetant un coup d'œil chez Esope et chez maman Sioux, je constatai que tous deux dormaient encore et descendis l'escalier sur la pointe des pieds avec l'intention de surprendre le maître par ce lever plus que matinal. Normalement, il aurait dû se trouver dans la cuisine à cette heure-là, en train de fricoter notre déjeuner et de se préparer à commencer la journée. Mais aucune odeur de café ne montait du fourneau, je n'entendais pas le bacon crépiter dans la poêle et, en effet, lorsque je pénétrai dans la pièce je m'aperçus qu'elle était vide. Il est allé dans la grange ramasser des œufs ou traire une des vaches, pensai-je, mais je me rendis compte alors que le fourneau n'était pas allumé. Allumer le feu était la première des tâches à accomplir les matins d'hiver, et il régnait en bas une température glaciale, si froide qu'à chaque respiration j'exhalais un petit nuage de vapeur. Bien, pensai-je encore, sans doute que le vieux était crevé et qu'il avait du sommeil à rattraper. Voilà qui serait nouveau ! Que ce soit moi qui le sorte du lit au lieu du contraire. Je remontai donc à l'étage, frappai à la porte de sa chambre et puis, ne recevant* pas de réponse après plusieurs tentatives, j'ouvris la porte et en franchis timidement le seuil. Maître Yehudi n'était pas là. Non seulement il ne se trouvait pas dans son lit, mais ce lit impeccable n'avait manifestement pas été utilisé de la nuit. Il nous a abandonnés, me dis-je. Il s'est tiré, il a mis les voiles, et nous ne le reverrons plus jamais !

Pendant une heure, mon cerveau fut une empoignade de pensées désespérées. Je tournoyais de la tristesse à la colère, de la belligérance au rire, du chagrin hargneux à l'autodérision la plus vile. L'univers était parti en fumée et il ne me restait qu'à demeurer parmi les cendres, seul pour l'éternité au milieu des ruines fumantes de la trahison.

Maman Sioux et Esope dormaient toujours dans leurs lits, inconscients de ma rage et de mes larmes. D'une manière ou d'une autre (je ne me rappelle pas comment j'y étais arrivé), je me retrouvai dans la cuisine, couché sur le ventre, le visage pressé contre le sol, le nez contre les planches de bois crasseuses. On n'aurait plus pu m'arracher une larme - rien qu'un halètement sec et étouffé, un arrière-faix de hoquets et de soupirs brûlants, sans air. Bientôt, je me sentis plus calme, presque apaisé, et petit à petit une impression de sérénité m'envahit, irradiant mes muscles et se propageant jusqu'au bout de mes doigts et de mes orteils. Il n'y avait plus de pensées dans ma tête, plus de sentiments dans mon cœur. A l'intérieur de mon corps, je ne pesais plus rien et flottais sur une vague de néant placide, dans un détachement total et une parfaite indifférence au monde qui m'entourait. Et c'est alors que je l'ai fait pour la première fois - sans avertissement, sans le moindre soupçon de ce qui allait se produire. Très lentement, j'ai senti mon corps s'élever au-dessus du sol. C'était un mouvement tout naturel, d'une douceur exquise, et je ne compris pas avant d'avoir ouvert les yeux que mes membres ne touchaient plus que de l'air. Je n'étais pas monté bien haut - pas plus d'un ou deux pouces -mais je flottais là sans effort, telle la lune dans le ciel nocturne, immobile et suspendu, conscient seulement du souffle qui palpitait en entrant et sortant de mes poumons. Je ne pourrais pas dire combien de temps je demeurai ainsi ; à un moment donné, avec la même lenteur, la même douceur qu'avant, je redescendis sur le sol. A ce moment, je me sentais complètement vidé, et j'avais déjà les yeux fermés. Sans accorder une pensée à ce qui venait de se passer, je tombai dans un sommeil profond et sans rêves, sombrant comme une pierre au fond de l'univers.

Je m'éveillai en entendant des voix, des frottements de chaussures sur le plancher de bois nu. Quand j'ouvris les yeux, j'aperçus juste devant moi, toute noire, la jambe gauche du pantalon de maître Yehudi. Salut, gamin, lança-t-il, en me faisant du pied une légère bourrade. Un petit roupillon sur le sol froid de la cuisine ? Ce n'est pas l'endroit idéal pour piquer ta sieste, si tu as envie de rester en bonne santé.

J'essayai de m'asseoir, mais mon corps me parut si lourd et si enflé qu'il me fallut toute ma force pour me dresser sur un coude. Ma tête n'était qu'une masse tremblante de toiles d'araignée, et j'avais beau cligner des yeux et me les frotter, je n'arrivais pas à ajuster ma vision.

— Qu'est-ce qui t'arrive, Walt ? poursuivit le maître. Tu as fait une crise de somnambulisme ?

— Non, m'sieu. Pas du tout.

— Alors pourquoi cet air malheureux ? On dirait que tu reviens d'un enterrement.

Une tristesse immense déferla sur moi quand il dit cela, et je me sentis soudain au bord des larmes. Oh, maître, fis-je en entourant sa jambe de mes deux bras et en appuyant ma joue contre son tibia. Oh, maître, j'ai cru que vous m'aviez abandonné et que vous ne reviendriez jamais !

A l'instant même où ces mots quittaient mes lèvres, je compris que je me trompais. Ce n'étai| pas le maître qui avait provoqué cette impression de vulnérabilité et de désespoir, c'était ce que j'avais vécu juste avant de tomber endormi. Tout cela me revenait d'un coup, écœurant de clarté : ces instants passés suspendu au-dessus du sol, la certitude d'avoir fait ce qu'assurément je ne pouvais avoir fait. Au lieu de me plonger dans l'extase ou le bonheur, cette découverte me remplissait de crainte. Je ne me connaissais plus. J'étais habité par quelque chose qui n'était pas moi, et cette chose me semblait si terrible, si étrangère dans sa nouveauté que j'étais incapable d'en parler. Alors je laissai aller mes larmes. Je les laissai s'écouler de moi, et du moment que j'avais cédé, je n'étais pas sûr de pouvoir jamais m'arrêter.

— Mon bonhomme, dit le maître, mon cher, gentil bonhomme.

Il s'accroupit par terre et me prit dans ses bras, me caressant le dos et me serrant contre lui tandis que je continuais à pleurer. Et puis, après un silence, je l'entendis parler à nouveau - mais ce n'était plus à moi qu'il s'adressait. Pour la première fois depuis que j'avais repris conscience, je me rendis compte qu'il y avait quelqu'un d'autre dans la pièce.

— C'est le gaillard le plus courageux qui futjamais, déclara le maître. Il a travaillé si dur, il est épuisé. Il y a des limites à ce qu'un individu peut supporter, et ce pauvre gamin est éreinté, j'en ai peur.

C'est alors que je finis par lever les yeux. Ecartant la tête du giron de maître Yehudi, je regardai autour de moi, et j'aperçus Mrs Witherspoon, debout sur le seuil lumineux. Elle portait un manteau pourpre et une toque de fourrure noire, je m'en souviens, et ses joues étaient encore rougies par le froid hivernal. A l'instant où nos regards se croisèrent, elle se mit à sourire.

— Bonjour, Walt, dit-elle.

— Et bonjour à vous, m'dame, répliquai-je en ravalant mes dernières larmes.

— Je te présente ta bonne fée, dit le maître. Mrs Witherspoon arrive à la rescousse, elle restera chez nous un petit moment. Jusqu'à ce que les choses soient redevenues normales.

— Vous êtes la dame de Wichita, n'est-ce pas ? demandai-je, comprenant soudain pourquoi son visage me paraissait familier.

— C'est ça, répondit-elle. Et toi, tu es le petit garçon qui s'était perdu dans la neige.

— Il y a longtemps de ça, fis-je en me dégageant des bras du maître pour me mettre enfin debout. Je ne peux pas dire que je me rappelle grand-chose.

Non, dit-elle. Sans doute, non. Mais moi bien.

— Mrs Witherspoon n'est pas seulement une amie de la famille, intervint le maître, elle est notre champion et notre associée numéro un. Ainsi, tu connais les données, Walt. Je veux que tu t'en souviennes pendant qu'elle sera ici avec nous. Les aliments qui te nourrissent, les vêtements qui t'habillent, le feu qui te chauffe - tout cela est dû à la générosité de Mrs Witherspoon, et ce serait un triste jour que celui où tu l'oublierais.

— Vous ne tracassez pas, fis-je, sentant soudain mon âme retrouver quelque ressort. J’ne suis pas un goujat. Quand une belle dame entre chez moi, je sais comment doit se comporter un gentleman.

Dans la foulée, je me tournai vers Mrs Witherspoon et, avec toute l'assurance et toute la classe dont je pouvais faire montre, je lui décochai le clin d'œil le plus sexy, le plus flamboyant que femme vit jamais. Il faut mettre au crédit de Mrs Witherspoon qu'elle ne rougit ni ne bafouilla. Répliquant dans la même veine, elle eut un bref éclat de rire puis, aussi calme et sûre d'elle qu'une vieille entremetteuse, elle m'adressa un clin d'œil malicieux. Ce fut un instant que je chéris encore, et dès qu'il se produisit, je sus que nous serions amis.

Je n'avais aucune idée de ce dont le maître et elle étaient convenus, et au moment même je ne m'en souciai guère. Ce qui comptait pour moi, c'était que Mrs Witherspoon était là et que sa présence me libérait de mon emploi d'infirmier et de vide-pots. Elle prit les choses en main dès ce premier matin et, pendant trois semaines, le ménage fonctionna aussi en douceur qu'une paire neuve de patins à roulettes. Pour être honnête, je ne l'en aurais pas crue capable, du moins à la voir avec son manteau chic et ses gants coûteux. Elle avait l'air d'une femme habituée à être servie par des domestiques, et bien qu'elle fût jolie, d'une beauté un peu fragile, elle avait la peau trop pâle pour mon goût et trop peu de chair sur les os. Il me fallut quelque temps pour m'habituer à elle, car elle ne correspondait à aucune des catégories féminines que je connaissais. Ni cocotte ni garce, ni brave ménagère, ni bas-bleu ni walkyrie - elle était, d'une certaine manière, un peu toutes à la fois, ce qui signifie qu'on ne pouvait jamais vraiment se faire d'elle une idée précise ni prévoir ses réactions. Ma seule certitude, c'était que le maître était amoureux d'elle. Dès qu'elle entrait dans la pièce, il s'immobilisait, sa voix s'adoucissait, et je le surpris plus d'une fois en contemplation devant elle, avec dans les yeux une expression lointaine, lorsqu'elle ne regardait pas de son côté. Puisqu'ils dormaient chaque nuit dans le même lit et que j'entendais le matelas grincer et rebondir avec une certaine régularité, je tenais pour acquis qu'elle éprouvait le même sentiment envers lui. Ce que j'ignorais, c'est qu'elle avait déjà trois fois refusé de l'épouser - mais si je l'avais su, cela n'aurait sans doute guère fait de différence. J'avais d'autres choses en tête à ce moment-là, des choses fichtrement plus importantes que les hauts et les bas des amours du maître.

Pendant ces quelques semaines, je restai seul le plus possible afin d'explorer, dans le secret de ma chambre, les mystères et les terreurs de mon nouveau talent. Je fis tout ce que je pouvais pour l'apprivoiser, pour composer avec lui, pour en étudier les dimensions exactes et pour l'accepter comme une part fondamentale de moi-même. Mes efforts ne visaient pas seulement à le maîtriser, mais aussi à en absorber les implications cauchemardesques et étourdissantes, à plonger dans la gueule du monstre. Ce don était la marque d'une destinée particulière, il me séparait des autres pour le restant de ma vie. Imaginez qu'un matin au réveil vous vous découvriez un nouveau visage, et puis imaginez les heures qu'il vous faudrait passer devant le miroir avant de vous y accoutumer, avant de pouvoir à nouveau vous sentir à l'aise avec vous-même. Jour après jour, je m'enfermais dans ma chambre, m'allongeais par terre et appliquais ma volonté à faire monter mon corps en l'air. Je m'entraînais tellement que je pus bientôt léviter sur commande, m'élever au-dessus du sol en quelques petites secondes. Au bout de deux semaines environ, je découvris qu'il ne m'était pas nécessaire de me coucher par terre. Si j'entrais dans la transe adéquate, j'étais capable de le faire debout, de flotter à six bons pouces du sol, à partir d'une position verticale. Trois jours plus tard, j'appris que je pouvais commencer l'ascension les yeux ouverts. Je pouvais bel et bien regarder vers le bas et voir mes pieds quitter le sol, et cela sans rompre le charme.

Pendant ce temps, la vie des autres tourbillonnait autour de moi. Esope avait été débarrassé de ses pansements, maman Sioux, équipée d'une canne, s'était remise à circuler en boitillant et, chaque nuit, le maître et Mrs Witherspoon faisaient grincer les ressorts du lit, emplissant la maison de leurs gémissements. Face à tant de brouhaha, je ne trouvais pas toujours facile d'inventer une excuse pour m'enfermer dans ma chambre. Plusieurs fois, j'eus la certitude que le maître voyait clair en moi, qu'il savait ma duplicité et ne se montrait indulgent que parce qu'il ne voulait pas m'avoir sur le dos. En tout autre temps, j'aurais été dévoré de^ jalousie à me sentir ainsi écarté, à constater qu'il préférait la compagnie d'une femme à ma présence authentique et inimitable. Depuis que je volais, pourtant, maître Yehudi commençait à perdre à mes yeux son caractère divin, et je n'avais plus l'impression de vivre sous l'empire de son influence. Je reconnaissais en lui un homme, un homme ni pire ni meilleur qu'un autre, et s'il avait envie de passer son temps en galipettes avec une maigriotte de Wichita, c'était son affaire. Il avait ses affaires comme j'avais les miennes, et il en serait ainsi à l'avenir. J'avais appris tout seul à voler, après tout, ou du moins quelque chose qui ressemblait à voler, et j'en déduisais que j'étais désormais responsable de moi-même, que je ne devais de comptes à personne. Je devais m'apercevoir que je n'avais fait qu'avancer au degré suivant de mon développement. Aussi oblique et rusé que jamais, le maître gardait une forte avance sur moi, et j'avais encore une longue route à parcourir avant de devenir le crack que je croyais être.

Avec ses neuf doigts, Esope se languissait, ombre apathique de lui-même, et tout en lui tenant compagnie le plus souvent que je pouvais, j'étais trop occupé à mes expériences pour lui consacrer le genre d'attention dont il avait besoin.

Il me demandait sans cesse pourquoi je passais tant d'heures seul dans ma chambre et, un beau matin (ce devait être le 15 ou le 16 décembre), je lâchai un petit mensonge afin de calmer ses doutes à mon propos. Je ne voulais pas qu'il pense que je ne l'aimais plus et, vu les circonstances, un mensonge me paraissait préférable au silence.

— C'est un genre de surprise, lui dis-je. Si tupromets de ne pas souffler mot, je t'en donne unepetite idée.

Esope me dévisagea d'un air soupçonneux. Encore une de tes blagues, hein ?

— Ce n'est pas une blague, je te jure. Ce que je te raconte est réglo. Croix de bois, croix de fer.

— Pas besoin de tourner autour du pot. Si tu as quelque chose à me dire, vas-y, dis-le-moi.

— D'accord. Mais d'abord, tu dois promettre.

— T'as intérêt à ce que ce soit valable. Je n'aime pas donner ma parole sans raison, tu sais.

— Oh, c'est valable, ça oui, tu peux me faire confiance.

— Bon, fit-il, commençant à perdre patience. Qu'est-ce que tu veux, petit frère ?

— Lève la main droite et jure que tu ne diras rien. Jure sur la tombe de ta mère. Jure sur le blanc de tes yeux. Jure sur la chatte de toutes les putains de Nègreville.

Esope soupira, empoigna ses couilles de la main gauche - c'est ainsi que nous prononcions nos serments solennels - et leva la main droite.

— Je le jure, dit-il, et il répéta tout ce que je lui avais énuméré.

— Eh bien, voilà, commençai-je, improvisant au fur et à mesure. La semaine prochaine, ce sera Noël, et avec Mrs Witherspoon à la maison et tout ça, j'ai entendu parler d'une célébration pour le 25. De la dinde, un pudding, des cadeaux, sans doute même un sapin garni de boules et de pop-corn. Si on fait cette fiesta, comme je le pense, je ne veux pas être surpris le cul à l'air. Tu sais ce que c'est. Pas marrant de recevoir un cadeau si on n'a rien à donner en échange. C'est pour ça que je reste dans ma chambre tous ces derniers temps. Je prépare un cadeau, je suis en train de concocter la plus grosse et la plus belle surprise que mon pauvre petit cerveau puisse imaginer. Je te dévoilerai ça dans quelques jours à peine, vieux frère, et j'espère bien que tu ne seras pas déçu.

Tout ce que j'avais dit de la fête de Noël était vrai. J'avais entendu le maître et sa dame en parler, une nuit, à travers le mur, mais jusqu'alors l'idée ne m'était pas venue d'offrir un cadeau à quelqu'un. Dès que je me la fus plantée en tête, je vis là une chance en or, l'occasion que j'attendais depuis toujours. S'il y avait un repas de Noël (et le maître annonça le soir même qu'il y en aurait un), j'en profiterais pour démontrer mon nouveau talent. C'était ça, le cadeau que j'allais leur offrir. Je me mettrais debout et je léviterais sous leurs yeux, et mon secret serait enfin révélé au monde.

Pendant une dizaine de jours, j'en eus des sueurs froides. C'était très joli d'accomplir mes tours en privé, mais comment pouvais-je être sûr de ne pas me casser la figure lorsque je m'exhiberais devant les autres ? Si je ne réussissais pas, je serais ridicule, je deviendrais pour vingt-sept ans au moins la cible des pires quolibets. Ainsi commença la journée la plus longue et la plus tourmentée de ma vie. De tous les points de vue, le raout de Noël fut un triomphe, une véritable orgie de rires et de gaieté, mais je ne m'amusai pas un instant. La crainte de m'étouffer m'empêcha presque de mâcher la dinde, et je trouvai à la purée de navets un goût de colle à papier mêlée de boue. Quand enfin nous passâmes au salon pour chanter et échanger nos cadeaux, je me sentais prêt à rendre l'âme. Pour commencer, Mrs Witherspoon m'offrit un pull-over bleu orné d'un renne rouge brodé sur le devant. Maman Sioux suivit avec une paire de chaussettes à losanges tricotées à la main, et puis le maître avec une balle blanche de base-ball flambant neuve. Pour finir, Esope me donna le portrait de Sir Walter Raleigh, qu'il avait découpé du livre et monté dans un fin cadre d'ébène. C'étaient des cadeaux généreux et pourtant, chaque fois que j'en déballais un, je ne parvenais qu'à marmonner un merci terne et inaudible. L'un après l'autre, ils me rappelaient que la minute de vérité approchait et me sapaient un peu plus le moral. Je me tassais sur mon siège, et lorsque enfin j'eus ouvert le dernier paquet, j'étais pratiquement résolu à annuler la démonstration. Je ne suis pas prêt, me disais-je, j'ai encore besoin de m'entraîner, et dès que j'eus admis de tels arguments, je n'eus aucun mal à me persuader de renoncer. Et alors, juste au moment où j'étais arrivé à me coller le cul à la chaise pour toujours, Esope glissa son grain de sel et le plafond me tomba sur la tête.

— Maintenant c'est le tour de Walt, fit-il en toute innocence, me prenant pour un homme de parole. Il nous a préparé une surprise, et je suis impatient qu'il nous la révèle.

— C'est juste, dit le maître en tournant vers moi un de ses regards pénétrants et sagaces. On n'a pas encore entendu le jeune Mr Rawley.

J'étais cuit. Je n'avais rien d'autre à offrir, et si je tardais davantage, ils me reconnaîtraient pour l'égoïste ingrat que j'étais. Alors je me mis debout, mes rotules s'entrechoquant, et j'annonçai d'une voix aussi faible que celle d'une petite souris : On y va, mesdames et messieurs. Si ça ne marche pas, on ne pourra pas dire que c'est faute d'avoir essayé.

Ils me dévisageaient tous les quatre avec une telle curiosité, une attention si ravie et si intriguée que je fermai les yeux pour ne plus les voir. Je pris une profonde inspiration, expirai, étendis les bras de la façon molle et détendue que j'avais passé tant d'heures à mettre au point, et entrai en transe. Je commençai presque aussitôt à m'élever, quittant le sol en une ascension douce et régulière, et quand j'atteignis une hauteur de six ou sept pouces - le maximum dont j'étais capable en ces premiers temps - j'ouvris les yeux et regardai mon public. Esope et les deux femmes étaient bouche bée, leurs lèvres formaient trois petits o identiques. Le maître, lui, souriait, il souriait et ses joues étaient inondées de larmes, et tandis que je flottais devant lui, je vis qu'il saisissait déjà le lacet de cuir dans sa nuque. Le temps que je redescende, il avait passé le collier au-dessus de sa tête et me le présentait sur sa paume étendue. Personne ne disait rien. Je me mis à marcher vers lui à travers la pièce, les yeux fixés sur les siens, n'osant regarder nulle part ailleurs. Lorsque j'arrivai à l'endroit où maître Yehudi était assis, je pris ma phalange et tombai a genoux, le visage enfoui dans son giron. Je demeurai ainsi près d'une minute, et quand je trouvai enfin le courage de me relever, je sortis de la pièce et me précipitai dans la cuisine et puis dehors dans la nuit froide - assoiffé d'air, assoiffé de vie sous l'immensité glacée des étoiles.